Un livre, un pays – Hongrie

Sándor Márai, mémoires de Hongrie

Par Flavie Thouvenin

Tour à tour journaliste, poète, romancier, dramaturge et essayiste, Sándor Márai, l’un des plus grands auteurs de langue hongroise, a gagné sa place au panthéon de la littérature européenne, à l’instar des Autrichiens Stefan Zweig, Joseph Roth ou Arthur Schnitzler à qui on le compare régulièrement. D’abord célébré sur ses terres, puis contraint à l’exil et mort dans la pauvreté, Márai incarne le souvenir de cette intelligentsia toute particulière d’Europe centrale, qui connût l’âge d’or puis la chute, et qui fut témoin privilégié des remous de l’Histoire. Écrivain du souvenir, du déracinement, son oeuvre, profondément nostalgique, révèle un passé révolu, les grandes heures de cette Europe du centre, qui nous est si proche et à la fois si méconnue…

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La voix de l’intelligentsia

Né en 1900 à Kassa, dans l’ancienne Autriche-Hongrie, aujourd’hui en territoire slovaque, Sándor Márai est issu de la bourgeoisie locale et grandit à Budapest. Très tôt doué pour l’écriture, il embrasse une carrière littéraire très jeune, publiant dès 1918 – des poèmes, d’abord, puis ses pièces de théâtre, des nouvelles et des romans. Après des études qui le conduiront en Allemagne, il se fait journaliste et correspondant pour des journaux hongrois et allemands, au fil de ses incartades en Europe – dont quelques années passées à Paris.

À son retour dans la capitale hongroise en 1928, Márai devient bientôt la coqueluche de l’intelligentsia budapestoise, où on le célèbre comme un auteur de premier plan. Ses premiers travaux s’attachent d’ailleurs à la peinture de ce milieu social et culturel, dont il est issu et auquel il revendique son attachement, explorant des thèmes récurrents comme l’amour, le désir et, déjà, la désillusion, la mélancolie d’un monde qui bientôt ne sera plus… L’exploration des tréfonds de l’âme humaine, la dissection des sentiments, dans lesquels il excelle, deviennent le fil conducteur de ses récits. À la reconnaissance nationale suit le succès sur la scène littéraire internationale, avec son roman Les Braises.

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Le Café New York, à Budapest : un des haut-lieux de l’intelligentsia hongroise dans l’entre-deux guerres © F. Thouvenin

Face aux totalitarismes

Bientôt, les soubresauts de l’histoire se mêlent à son destin. Antifasciste, il se sent trahi par sa classe sociale, qui délaisse ses anciens idéaux démocratiques, alors que la Hongrie, alliée à l’Allemagne nazie, sombre vers l’autoritarisme. Sándor Márai et sa femme, Ilona, de descendance juive, doivent se cacher pour échapper au pire. Puis c’est au tour de l’Armée rouge de prendre Budapest : pas plus communiste qu’il n’était fasciste, Márai est pris dans un nouvel étau… Ses rêves de démocratie libérale s’envolent. Jugeant sévèrement le régime soviétique dont il pressent le potentiel totalitaire très tôt, il tombe en disgrâce. La presse communiste le qualifie d’auteur « bourgeois », marqueur du sceau de l’infamie. En 1948, Sándor Márai quitte la Hongrie.

Écrivain de l’exil

D’abord installé en Suisse, Márai passe ensuite quelques années en Italie, entrecoupées de séjours aux États-Unis, où il finira par poser définitivement ses bagages. Il obtient d’ailleurs la nationalité américaine en 1957. Très atteint par les disparitions successives de sa femme et de leur fils, il se donne la mort en 1989, en Californie, après plus de quarante ans passés en exil.

Quarante ans durant lesquels il n’a cessé d’écrire. Son œuvre, colossale, compte des romans, des poèmes, des pièces de théâtre, des récits autobiographiques et des journaux intimes, tous écrits en langue hongroise. Peu à peu oublié en Europe, bien que régulièrement traduit en langue étrangère, son succès n’est plus celui de ses années hongroises. Il faudra attendre les années 90 et le formidable travail de traduction mené chez Albin Michel par l’éditrice Ibolya Virag pour que l’on redécouvre l’incroyable richesse de son œuvre et qu’il soit enfin réhabilité. Aujourd’hui, Sándor Márai est assurément l’une des figures les plus estimées de la littérature hongroise comme européenne.

Découvrir Sándor Márai : 3 conseils de lecture

Les Confessions d’un bourgeois, 1934

Dans ce roman d’inspiration autobiographique, Sándor Márai livre une grande fresque familiale, mêlant petite et grande histoire, dans un pays en pleine mutation. En plongeant le lecteur dans l’intimité d’un jeune homme de la bourgeoisie hongroise du début du XXe siècle, au fil de ses confessions, entre désirs, doutes et frustrations, Márai examine les tensions entre la société et l’individu, les attentes sociales et les aspirations personnelles, comme un écho à sa propre histoire. Un regard subtil et nuancé sur les vicissitudes de la condition humaine dans un style élégant, et résolument introspectif, dont Márai a le secret.

Les Braises, 1942

Souvent désigné comme le chef-d’œuvre de Sándor Márai, Les Braises, publié en 1942, demeure l’un des plus grands romans de la littérature hongroise du XXe siècle. Aux prémices de la Seconde Guerre mondiale, Henrik et Conrad, deux anciens amis d’enfance, se retrouvent, plus de quarante ans après que leurs chemins se sont éloignés. Désormais vieillards, ils sont réunis par ce qui les avaient fait se séparer : l’amour d’une femme… Entre interrogatoire et confessions, l’intrigue, qui se déroule sur une seule journée, dans le château d’Henrik, général à la retraite, prend des accents d’enquête policière qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page. Un très grand roman d’amour et d’amitié servi par la finesse si caractéristique de la plume de Márai, qui toujours explore la nature humaine dans ses plus profonds retranchements.

Les Métamorphoses d’un mariage, 1980

Autre œuvre majeure de Sándor Márai, Les Métamorphoses d’un mariage, publié en 1980, se veut une exploration acerbe des relations conjugales et de la nature changeante de l’amour. Dans l’intimité d’un couple, Márai dissèque, sur le registre du récit-confession, les dynamiques complexes du mariage et son évolution au fil des années, entre passion, désir et trahison. Roman à la portée universelle, immersion au cœur des émotions humaines, c’est aussi une peinture amère quoique nostalgique de la bourgeoisie hongroise de l’entre-deux guerres : à l’expiration de ce couple à bout de souffle se devine, en miroir, la décomposition du pays, bientôt sous le joug soviétique…

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