Christian Loubet – Conférence – Italie

C’est avec beaucoup de tristesse que nous vous annonçons le décès de notre ami et collaborateur Christian Loubet. Entré dans la grande famille d’Arts et Vie il y a plus de 20 ans, il fut notamment l’un des instigateurs des Forums qu’il a accompagnés à maintes reprises en sa qualité de conférencier. Très impliqué dans l’association, ce professeur émérite en Histoire de l’Art et des Mentalités modernes à l’université de Nice-Sophia-Antipolis, fut également l’auteur de nombreuses conférences à domicile pour le Arts et Vie Plus. Plus récemment, il s’était essayé avec panache au nouvel exercice des conférences en ligne – notamment avec celle consacrée à Frida Kahlo, présentée il y a quelques semaines. En son hommage, nous vous proposons de (re)découvrir l’une de ses conférences à domicile, « Ombrie : foyer de l’humanisme occidental », publiée dans le Arts et Vie Plus de l’été 2007.

Ombrie : foyer de l’humanisme occidental

D’Assise à Orvieto, de Giotto à Signorelli

Par Christian Loubet, professeur en Histoire de l’Art et des Mentalités modernes

Au “cœur vert” de l’Italie, l’Ombrie présente ses paysages vallonnés dans une douce lumière qui apaise et stimule l’esprit. Des Étrusques aux Romains, de la souveraineté pontificale à l’État italien moderne, la région a évolué dans une relative harmonie. Ici, pas de seigneurie conquérante, mais des cités industrieuses et prospères, de Pérouse à Spolète, d’Assise à Orvieto. Chacune, dressée sur sa colline, a suscité une architecture majestueuse, stimulé les bâtisseurs de cathédrales pour d’audacieuses synthèses et sollicité les plus grands peintres. Mais surtout ces lieux ont vu naître des fondateurs d’ordres religieux en des temps de difficile mutation, de saint Benoît de Nursie au Ve siècle, à saint François d’Assise au XIIe. Beaucoup d’autres spirituels ont concrétisé ici leur idéal comme sainte Claire, sainte Rita ou Jacopone di Todi. Littérature et arts plastiques en ont été influencés. Ainsi ce pays “sans histoire” a-t-il une place essentielle dans notre culture occidentale, foyer essentiel de notre “humanisme”. Nous avons choisi de souligner l’originalité des œuvres de Giotto et de Signorelli au seuil et à l’issue de la Renaissance.

Assise, 1300. Giotto et la naissance d’une figuration “réaliste”

Avènement d’un “humanisme bourgeois”

En Italie centrale, le développement du commerce méditerranéen lié à l’expansion des croisades a enrichi des groupes marchands. Sous leur impulsion, des cités s’organisent en communes libres dès la fin du XIe siècle (Pise, 1089) contre les pouvoirs seigneuriaux locaux, en profitant de la rivalité des papes et les empereurs (guelfes contre gibelins). Malgré les ravages des épidémies (peste noire) qui provoquent un ralentissement brutal entre 1350 et 1400, la Renaissance amorcée ici sera l’aboutissement d’une évolution de trois siècles impliquant une nouvelle vision du monde.

Dans tous les domaines de la vie publique et privée, se développe un processus d’autonomie et d’individualisation. L’expérimentation, le pragmatisme, le sens de la mesure traduisent une mentalité moderne suscitant bientôt des représentations nouvelles. Dans une visée religieuse spécifique, en vertu de l’incarnation d’un Dieu fait homme, la chrétienté médiévale a développé le rôle des images dans le sens d’une connaissance et d’une représentation du monde (au contraire de l’islam ou du judaïsme). Désormais dans les sociétés urbaines, cette imagerie va se préciser par réalisme du récit qui valorise l’action.

La prise de conscience de la responsabilité individuelle d’un sujet actif, capable de modifier le monde, de l’arpenter, de le faire fructifier transforme la conception des valeurs. Ici et maintenant, l’homme peut accomplir la volonté divine en améliorant le monde créé. La doctrine officielle de l’Église, traduisait une vision statique et homogène du monde, où la réalité et le surnaturel se fondent en harmonie. Désormais, si la révélation n’est pas contestée, elle est perçue comme évolutive, en train de se faire, jamais finie.

Chacun doit agir selon sa vocation pour contribuer au bien commun. L’action, la recherche et l’expression vont dans le sens de l’exploration de la nature. C’est en affrontant le monde réel que chacun s’affirme, et non dans l’idéalisme de la culture chevaleresque. À la place du “merveilleux” de la littérature et de l’art gothique courtois, on verra donc se préciser une figuration “réaliste bourgeoise” qui met en scène le commanditaire dans un espace concret.

Dans ce contexte de mutation culturelle, l’Église trop politisée et sclérosée traverse une longue crise qui culminera au XIVe siècle (exil d’Avignon puis grand schisme 1309-1414). Des hérésies et des déviances se manifestent et sont réprimées. Des mystiques fournissent des modèles de retrait du monde tandis que des prédicateurs populaires proposent une nouvelle pastorale. Les ordres prêcheurs (dominicain et franciscain) récemment constitués (1217 et 1223) répondront aux nouvelles demandes. Ils pénètrent bientôt les universités.

Sur le plan idéologique, dès 1270, le dominicain Thomas d’Aquin intègre la pensée d’Aristote, faisant la part de la raison. Les franciscains encouragent un essor déculpabilisé de la recherche préscientifique et philosophique en distinguant le monde matériel (à élucider) et l’ordre spirituel (la foi, qui ne se démontre pas) : le “nominalisme” de Guillaume d’Occam (vers 1340) prépare le terrain de la Réforme.

Fils d’un marchand aisé d’Assise, François (né en 1182 de mère provençale) voulut d’abord devenir chevalier. Après une grave maladie, il organise en 1209 avec quelques amis un groupe de religieux “mendiants” (vivant de dons et non du commerce ou de l’agriculture) et “prêcheurs” (selon les besoins des paroisses urbaines). François ose dialoguer avec le sultan en Terre sainte en 1219. Il reçoit les stigmates à San Damiano en 1224. Canonisé deux ans après sa mort (1226), il devient le modèle fraternel du chrétien moderne. Ses textes spirituels et poétiques diffusent son influence.

Refusant le primat de l’argent et des biens matériels, les franciscains parcourent les routes, expriment leur attention à la nature et au concret, ordonnent leur vision du destin humain sur la terre autour de la figure d’un Christ-frère (Dieu fait homme). Cela ne va pas sans excès ou confusions (déviation vers un populisme exalté et millénariste dans des sectes joachimites). L’ordre, homologué par Innocent III en 1223, très enrichi par les donations, exercera une importante influence sur l’ensemble de la chrétienté. Il se divise en de multiples rameaux – capucins, observants, conventuels, religieuses clarisses, tiers-ordre laïc. En dehors des universités, il développe une culture populaire (crèche, théâtre, imagerie suggestive). Dès 1300, il organise la pastorale et l’assistance des fidèles à partir du foyer d’Assise où est érigée la grande basilique. Quand le peintre Giotto y exprime une vision franciscaine du monde et du divin, il met en exergue l’esprit de pauvreté et la responsabilité individuelle, dans d’austères compositions réalistes.

Une imagerie “franciscaine”

Selon la tradition c’est Cenni di Pepi dit Cimabue qui fit sauter la cuirasse rigide de la plastique byzantine. On observe chez lui une légère mise en relief des figures, une douceur nouvelle dans le traitement des chairs et des visages, les drapés à plis, les nuances de couleurs et surtout la souplesse du graphisme.

Giotto di Bondone (né dans le Mugello toscan vers 1266, mort à Florence en 1337) aurait appris la peinture avec lui. D’abord berger, selon Vasari, il devint un riche notable. À Florence, il administra des biens importants. Il traduisit dans son art l’aspiration des classes moyennes urbaines. À Rome, Assise, Padoue, Naples et Florence, il travailla pour les plus grands : le pape, Robert d’Anjou, des banquiers toscans ou lombards. Il affirma un nouveau style (latin, inspiré par l’humanisme franciscain) contre la vision archaïque (grecque, figée) et forgea une tradition nouvelle (parmi ses disciples : B. Daddi, T. Gaddi, et les Lorenzetti de Sienne). À la fin de sa vie, il fut et surintendant des fortifications de Florence et maître d’œuvres des travaux du Duomo dont il dessina le campanile. Toutefois ses fresques florentines sont en mauvais état et on apprécie le meilleur de son œuvre à Assise (1290-1310) et à Padoue (chapelle des Scrovegni, 1303).

Il est très difficile dans ce qui nous reste de cette œuvre de faire la part de l’atelier et des successeurs (“giottesques”). Vasari individualisera vers 1550, un Giotto mythifié. L’importance des chantiers et l’homogénéité des ensembles impliquent un atelier varié, autour d’un maître.

Dans un esprit proche de celui de son contemporain Dante, Giotto met en scène ses représentations dans le croisement gestuel de figures animées. L’action des personnages individualisés s’inscrit dans un cadre spatial défini (ouvert dans certaines limites, marqué par des signes iconographiques). Dans les instants décisifs d’un “drame”, gestes et grimaces suffisent à communiquer l’intensité et le sens. Le tragique n’est jamais larmoyant. Des anges et des manifestations surnaturelles subsistent, les deux mondes sont de plain-pied mais c’est le réel terrestre qui importe d’abord : l’action est saisie au ras du sol, la lumière se répartit subtilement sur les matières, les figures sont proportionnées ; l’intervention céleste se limite à un contre-point (un effet de chœur).

Au lieu du Dieu-père juge voici le Christ fraternel souffrant. La rédemption donne une orientation positive à l’Histoire. C’est un discours immédiatement accessible comme le théâtre populaire ou la crèche. Saint François, héros positif et responsable, agit dans un lieu du monde ; le geste qui structure l’image entraîne une modification positive au sein d’un ordre surdéterminé, dans le plan de Dieu.

Giotto exalte la légende franciscaine sur les lieux même. À Assise, la basilique romane puis gothique, fut construite sur deux niveaux deux ans après la mort de saint François en 1226, comme mausolée dont fresques ont une visée pédagogique. Dans la partie supérieure terminée en 1253, le décor peint fut réalisé vers 1292. Ici on trouve l’illustration en 28 séquences de la vie du poverello par l’atelier de Giotto. Une illustration radicalement neuve s’y manifeste : espace structuré, rêve et réalité confrontés, double temporalité manifestée, ressorts narratifs figurés.

Regardons par exemple la séquence du Dépouillement de saint François. Autour d’un centre vide nettement spatialisé s’articulent deux séquences. Le jeune homme, à droite, ôte ses vêtements pour changer de vie ; à gauche un témoin retient son père d’intervenir. Tout se joue dans la trajectoire des gestes par rapport à un espace suggéré comme réel. On retrouve ce schéma de composition dans les autres tableaux (Le Rêve du pape, La Mort du chevalier Celano, Les Démons d’Arezzo etc.).

À la chapelle Scrovegni de Padoue (1305) la narration se concentre dans un groupe de figures au centre de l’image. Par exemple dans Le Baiser de Judas, trois zones chromatiques portées par des figures ovoïdes se partagent l’espace. Des faciès crispés sont tendus autour des protagonistes. Jésus est “englobé”, inscrit dans l’espace imposé par l’autre (le manteau refermé) mais par son regard “supérieur”, il démontre sa prescience. C’est Judas qui est déjà piégé. Les formes sont traversées de forces mises en jeu par les regards, les gestes des bras, les piques tendues.

Orvieto, 1500. Luca Signorelli : une conception optimiste des fins dernières

L’ultime synthèse du Quattrocento

Entre 1480 et 1510, entre Florence, Rome et Pérouse, autour de Perugino, Pinturrichio, son disciple et Raphaël qui fut son élève vers 1500, illustrent la haute Renaissance en réalisant la synthèse des nouveautés toscanes. Au cours d’un séjour en Ombrie, on admirera leurs œuvres sereines et lumineuses. Mais Signorelli mieux que tout autre marque la fin de la période faste d’un humanisme bien tempéré alors que surgissent des conflits et des crises qui déchireront l’Occident chrétien au xvie siècle. Autour de 1500, le contexte millénariste est angoissant. À Florence, Savonarole vient d’être condamné comme “antéchrist” à la requête du pape Alexandre VI Borgia (1498). Déjà pour certains l’humanisme est en question et l’Antiquité suspecte.

Luca Signorelli, né à Cortone vers 1450, fut d’abord marqué par Piero della Francesca (lumière et scénographie) qu’il suivit à Urbino où il assimila aussi le graphisme ferrarais et le micro-réalisme flamand. À Florence, il apprit la plastique toscane (Donatello, Pollaiaolo). De cet éclectisme vient une certaine emphase rhétorique. Il collabora en 1482 avec Bartolomeo della Gatta (formé par le Pérugin) à la Sacristie de Lorette, puis à la Sixtine pour le Testament de Moïse.

À Pérouse, en 1484, le Retable de saint Onofrio est un condensé de citations de modèles vénitiens, toscans ou nordiques. À Florence, L’Éducation de Pan (aujourd’hui perdu) traduit la culture platonicienne. La Naissance du Baptiste (Louvre), est “léonardesque”. L’Annonciation de Volterra, vibrante, s’inscrit dans l’esprit de Ghirlandajo ou Lippi.

Après 1494, Signorelli retourne en Ombrie, peut-être chassé de Florence par la chute des Médicis. Il dramatise les thèmes : à travers des figures dynamiques dans des paysages allusifs, on peut y voir des allusions aux violences d’une époque troublée (Crucifixion d’Urbino et Martyre de saint Sébastien de Cittā di Castello).

C’est la sérénité qui s’impose plus tard dans les fresques de l’abbaye du Monte Oliveto, où Signorelli réalise 10 épisodes de la Vie de saint Benoît vers 1497-98 (l’abbé Airoldi demandera la suite en 1505 à Sodoma). De ces œuvres abîmées, on retient la scène d’auberge (Saint Benoît reconnaît et réprimande deux Frères) empreinte d’une élégance rustique, ainsi que les deux épisodes de la rencontre entre Saint Benoît et Totila roi des Goths.

À Orvieto, le chapitre de la cathédrale demande à Signorelli en avril 1499 de terminer la voûte de la chapelle Saint-Brice commencée en 1447 par Fra Angelico. Chargé ensuite de peindre les sept parois, il déploie de multiples figures sur de vastes espaces pour illustrer les fins dernières d’une manière très personnelle.

En 1502, Luca perd son fils dans l’épidémie de peste. Il pousse alors au paroxysme l’expression de la douleur dans l’expression pathétique du Christ mort (Cortone), qui rejoint le “piétisme” de Botticelli ou du Pérugin. Il revient à l’éclectisme, non sans excès. Le Crucifix avec Marie-Madeleine (Offices) et la Crucifixion de San Sepolcro confirment un prémaniérisme inquiet. Toutefois on discerne parfois une innovation audacieuse comme la perspective en biais de la Déploration (San Niccolo de Cortone) et le dispositif ouvert de la Communion des Apôtres (musée de Cortone). La dernière œuvre, le Polyptyque de la Vierge (Arezzo, 1523) marque au contraire une certaine maladresse.

Signorelli évolua d’un “humanisme” tempéré vers un réalisme pathétique et violent. Brillant et cultivé, il ne réussit pas toujours à affirmer sa personnalité dans la synthèse des influences. Vasari qui l’a connu évoque son “invention originale et capricieuse” ainsi que le caractère terrible de sa représentation des fins dernières qui annonce Michel-Ange. Plus qu’un simple illustrateur, Luca demeure un peintre de transition vers le maniérisme, la terribilità limitée par un goût de la venustà, l’inquiétude limitée par la confiance en l’humain affichée dans le corps. Or le corps humain, ambivalent, peut aussi exprimer le mal. La sensualité peut causer le péché et la mort. Si Luca a su magnifier son exhibition, il exprime justement, dans les fresques d’Orvieto, le risque de la transgression hors-limites, problématique très moderne au temps de la Renaissance comme de nos jours.

La chapelle Saint-Brice d’Orvieto : L’Apocalypse en 1500

Dans cette chapelle consacrée à la Vierge selon le vœu d’un bourgeois mort en 1396, Fra Angelico et Gozzoli avaient commencé par représenter à la voûte, le Christ-juge et les Prophètes. Pour la reprise des travaux, le Pérugin ayant tergiversé pendant dix ans, la Fabrica choisit Luca Signorelli en 1499. L’évêque d’Orvieto est alors un della Rovere parent de Sixte IV pour qui Luca a déjà œuvré à la Sixtine en 1482.

Un an après la réalisation très rapide de six compartiments de la voûte, en 1500, Signorelli est engagé par nouveau contrat pour sept grandes compositions murales représentant les fins dernières. Il terminera à la fin de 1502. Vers 1300, à l’entrée de la même cathédrale, Lorenzo Maitani avait sculpté sur les piliers du portail une vision optimiste du thème en s’inspirant surtout d’Ézéchiel (élévation des ressuscités vers le ciel). Les “fins dernières” se réfèrent à l’Apocalypse, à Ézéchiel, à saint Mathieu, mais aussi à Dante, à sainte Brigitte, à la Légende dorée et aux gravures germaniques (avant Dürer).

Au sommet, dans les compartiments de la voûte, Signorelli complète le dispositif céleste autour du Pantocrator de Fra Angelico, pour exprimer le patronage des saints, des martyrs, des vierges et des pères de l’Église. La vision globale est décomposée en séquences juxtaposées, originalité qui inspirera Michel-Ange. Sur l’arc du portail d’entrée se manifeste la Colère de Dieu (Dies Irae). Le prophète David et une Sybille prédisent le cataclysme qu’on voit s’abattre sur l’humanité.

Sur la paroi gauche de la première travée, Signorelli met en scène la fin des temps. Dans un paysage ouvert et désolé, un sanctuaire est investi par des profanateurs. À l’avant, sur un piédestal, l’Antéchrist inspiré par Satan reçoit des dons et prêche. De courtes séquences illustrent la corruption, la violence et les faux miracles. Tandis qu’un groupe de dominicains résistent, un archange vient mettre en déroute les sectaires (en haut, à gauche). Dans l’angle gauche, le peintre s’est représenté aux côtés de Fra Angelico, assumant ainsi son œuvre majeure.

À droite, la résurrection des corps montre le recouvrement des squelettes d’une manière étrange et macabre, non sans humour. L’esprit morbide est à la mode vers 1500 (Vasari a relaté le Carnaval de la mort, orchestré en 1511 par Piero di Cosimo à Florence).

Dans la seconde travée on verra les effets du Jugement divin. Au fond, au dessus de l’autel de la Vierge, sur les arcs, c’est la montée aux cieux et la descente aux enfers (à droite, les archanges très martiaux surveillent le lac de souffre).

Sur les murs, des démons à figure humaine viennent enlever les damnés dans une évocation très physique (et même sensuelle). Le corps humain magnifié ailleurs, est montré ici avili par la transgression : la violence contre l’autre, qui le renvoie à l’animalité. La damnation est ainsi figurée d’une manière dramatique, sarcastique et très violente avec des innovations iconographiques dans la diversité des personnages et des attitudes (au centre un diable enlève une belle dont le visage est repris ailleurs : c’est peut-être une allusion personnelle). Les démons, anges déchus, ne sont pas des monstres hybrides comme dans l’iconographie traditionnelle, mais des “séducteurs” quasi-humains, d’autant plus inquiétants, au corps en voie de régression animale, qui contaminent ceux qu’ils touchent.

 L’ascension des élus attitrés par des anges évanescents constitue un ensemble plus banal, presque mièvre, malgré la beauté harmonieuse des figures. Les bienheureux sont nus dans une félicité qui ignore les distinctions sociales.

Sous les compositions en arc de cercle, les parois sont décorées de grotesques à l’antique, d’où surgissent des portraits de philosophes ou poètes entre des grisailles illustrant leurs œuvres. Ces bustes représentent l’aspiration des esprits prisonniers de leur corps matériel. Le seul penseur moderne est Dante, le Purgatoire récemment défini par les théologiens et exploré par le poète, étant illustré par quatre grisailles. On remarque les initiales “LS”, comme une signature, au dessus d’un jeune homme enturbanné souriant qui surgit de l’extérieur par un oculus en trompe-l’œil (peut-être une allusion à Empédocle dans son volcan)

Si dans l’Enfer Charon et Minos sont présents, le programme conserve surtout des références humanistes positives. Les illustres personnages sont des sages pré-chrétiens : Homère, Platon, Virgile, Ovide. L’optimisme s’exprime par l’exaltation des corps dans leur chaste nudité, la place moindre donnée aux images du mal et de l’Enfer, et l’importance accordée au Purgatoire.

Dans l’État pontifical encore à l’abri des graves conflits du siècle, on peut exprimer la conception sereine de la Renaissance humaniste. Après les guerres d’Italie, la déchirure de la Réforme et le pillage de Rome en 1537, viendra le temps de la désillusion, du doute et de la terribilità. C’est dans un esprit nouveau que Michel-Ange peindra à Rome son Jugement dernier. Entre Giotto et Signorelli, entre 1300 et 1500, on aura vu fleurir par deux fois en Ombrie, l’espoir d’un humanisme moderne…

Christian Loubet